Bien de l’eau a passé sous les ponts, depuis le dernier article écrit sur le blog d’Atout Cycle.
Ce silence s’explique par deux choses passionnantes et chronophages. J’ai d’une part fait un voyage dans un pays à la culture vélo méconnue de ce côté de l’atlantique, la Colombie. Je vous relaterai ici cette expérience, avec une perspective centrée sur le vélo, sa pratique, ses cultures, sa fabrique et sa promotion par les politiques urbaines. J’ai d’autre part décidé au terme de cette expérience de m’orientation vers une stratégie de fabrication particulière, pour pouvoir construire des cadres, châssis et autres pièces diverses, celle de la découpe plasma à commande numérique, machine que je fabrique avec mes petites mains, et qui fera l’objet de l’article suivant.
La Colombie, terre de cyclistes mal reconnue.
Pour se ressourcer (donc notamment prendre des vacances) mais aussi s’inspirer, je suis retourné en Colombie, pendant 5 mois environ. C’est un beau pays, fort d’une grande diversité culturelle, musicale, paysagère, biologique de beaucoup de contraste, à l’ambiance souvent chaleureuse, spontanée, pleine d’improvisation et d’imprévus. C’est aussi un pays dans lequel la violence politique est terriblement ancrée, sur fond d’inégalités extrêmes ( et mal mesurables, narcotrafic oblige) de pauvreté, corruption et précarité, de pollution et désastres environnementaux. C’est enfin aussi un pays d’espoirs, parfois minces et patients, mais partagés par beaucoup, d’aller vers du mieux, un semblant de normalité, de bon sens, de justice, d’honnêteté et de dignité partagée.
Concernant les mobilités et la culture vélo, elles sont largement liée au contexte dont je viens de faire part. Ce serait plus complet en disant aussi qu’il y a aussi une culture sportive ancrée dans le pays, avec ses amateurs de courses cyclistes, (ses professionnels aussi, faut-il vraiment le rappeler ?) et aussi ses passionnées de nature et randonnées en VTT. Dans ce contexte donc, le rapport à la mobilité douce est pluriel, avec des mondes qui se connaissent peu, s’ignorent. Mon observation est centrée sur Bogotá et Medellin, car je suis surtout resté en ville.
Dans ce contexte nous disions donc, les amateurs de courses cyclistes ne font que de la route, ou regardent avec enthousiasme le Tour de France, tandis les plus pauvres on un usage largement utilitaire du vélo et d’autres véhicules légers. Beaucoup vivent du recyclage artisanal à partir des poubelles de leur quartier, revendent à des entreprises ce qu’ils auront trié, ou au puces les plus beaux trésors. La plupart tirent leur remorque à la force des bras.
Beaucoup de vendeurs ambulants déplacent leur fond de commerce en tricycles, fournis dans le cadre d’une convention avec la mairie de Bogota. Dans un pays ou 58% des emplois sont informels, tout se vend dans la rue. En-cas divers, boissons sucrées, café, grogs, Chicha et guarapos, (boissons fermentées traditionnelles), bières, mais aussi souvenirs, parapluie, bâche (??!), écouteurs et accessoires de téléphones, ventouse, crédits d’appel vendus à la minute, fruits frais, avocats, gadgets…
Il y aussi la logistique urbaines, les petits colis, sur de biciclettes « panaderas » lourdes, moches et increvables, et aussi des sortes de rickshaws pour passagers, sans doute moins cher que les voitures de taxis. Dans ce monde populaire, les considérations civiques ou écologistes ne sont pas nécessairement absentes, mais secondaires. On vend en tricycle, transporte sa marchandise ou ses clients par la force de ses bras, ou de ses mollets, parce qu’on a pas le capital pour faire autrement. Et dès qu’on l’a, on passe à la moto, à la camionnette on installe un moteur thermique sur son cadre de vélo. La mobilité active par nécessité, donc, mais avec beaucoup d’ingéniosité et de créativité dans la conception des engins. J’espère avoir le temps de retrouver et publier quelques photos ici, pour illustrer cet aspect fascinant.
Le dernier univers de cyclistes, les VTTistes ; je les ai forcément peu connus, dans les grandes villes. Certains vivent du tourisme et proposent de sympathiques rando guidées. Le VTT reste aussi utilisé en tant que véhicule utilitaire, pour les déplacements urbains quotidiens. C’est plutôt pertinent si on considère l’état de la voirie parfois calamiteux, mais de ce point de vue on peut être surpris de ne pas voir sur place ce qu’on appellerait ici des VTC. Sans doute ce qu’il y a de plus approprié pour sa versatilité en environnement urbain, sauter les trottoirs, affronter les nids de poule et pavés irréguliers, voire manquant. Ce pays n’a presque pas de VTC. Il n’y a pas de traduction courrament identifiée, si ce n’est « gravel ». Une connaissance de Bogotá, passionnée me racontait qu’elle tente de les promouvoir, en vend un peu, mais les VTTistes et amateurs de vélo de courses campent sur leurs positions respectives, rétifs à l’idée d’un véhicule hybride.
On remarquera par ailleurs que les vélos à assistance électriques sont marginaux dans ce pays. Ils gagnent incontestablement en part de marché, et ont sans doute de l’avenir, mais restent trop cher pour bien des habitants, qui préféreront par ailleurs s’acheter une petite moto s’ils peuvent investir.
Dans ce paysage segmenté, quelques entrepreneurs font leur chemin, dans la fabrication et vente de vélocargos. Certains acteurs sont depuis longtemps sur le marché du véhicule de commerce populaire, je ne les ai pas rencontrés faute de temps et de notoriété. D’autres se positionnent face à une tendance croissante, un usage utilitaire urbain pour une clientèle variée et plutôt milieux de gamme, jeune, et fournissent ainsi aussi bien des particuliers que des vendeurs ambulants, réparateurs ou livreurs . Ils fabriquent eux même, chez eux souvent, ou sous-traitent en réseaux court la fabrication du cadre, dans une ville nébuleuse de ses huit millions d’habitants et foisonnant d’artisans et de très petites entreprises.
A l’atelier
(Si les considérations techniques ne vous passionnent pas, je vous conseille de passer directement à la suite.)
J’ai eu l’occasion de visiter plusieurs d’entre-eux, pour observer leurs techniques de fabrications et d’organisation du travail. En donnant quelques coups de main également, pour apprendre sur le tas, se donner une légitimité dans l’atelier et sympathiser avec des « collègues d’un, deux, trois jours ». Les cadreurs ne constituent pas une espèce disparue en Colombie, moins qu’en France. Les coûts de la main d’œuvre y sont faibles, certains on pu survivre à la concurrence de la production asiatique. Mais de ce fait, on ne peut pas dire que cette activité est à la pointe de la technique. Les gueules de loups des tubes se coupent à la presse, les presses servent aussi à tordre des tubes leur imprimer une rainure (bases à l’arrière) ou un profilé ovale (tubes supérieur et tube diagonal à l’avant). Une meule de touret, suffisamment usée pour ne plus présenter d’arêtes saillantes (représentez vous une galette arrondie donc, plutôt qu’un cylindre) est redoutablement efficace aussi, à cette fin, pour un usinage à l’œil, d’une symétrie indiscutable. Mais si cela semble facile, je suppose qu’il y a aussi des années d’expérience derrière, pour enlever la bonne quantité de matière, et surtout pour enlever l’essentiel de la matière avant cela, en faisant au préalable la bonne petite coupe en V au bout du tube, bien centrée, au moyen d’un disque de découpe installé sur le 2nd côté du touret.
Une fois la découpe faite, les tubes sont mis en positions sur des gabarits de soudage basiques et efficaces. Un jeune soudeur déjà aguerri soudait alors l’ensemble du cadre en 10 minutes., Parfois les pièces mal usinées était retravaillé de quelques coup de marteaux pour bien épouser les tubes voisins, éventuellement (rarement en réalité) d’un coup de meuleuse. Les vélos sont peints dans le même atelier, assez rapidement ensuite. Grosse hotte d’aspiration artisanale, masque de protection basique, puis passage au four.
J’ai apprécié de voir la vitesse de production avec ces moyens simples et, la façon décomplexée d’affronter les défauts de qualité (au marteau comme je disais) Cette vision simple et pragmatique du travail contraste avec la peur que peut avoir un cadreur débutant, de mal faire, son manque de confiance et par là même de sentiment de légitimité. On peut cependant penser que ce semblant « d’arrachitude » cache une expérience certaine et une organisation rodée. Les matrices de coupe ou de compression des presses sont déjà ajustée, depuis des années ou quelques décennies, le savoir faire s’est accumulé et transmis au fil du temps, les nombreux gabarits de soudage dédié à chaque dimension et modèle de cadre révèlent aussi un long travail de conception et d’ajustement. C’est souvent en voyant un virtuose modeste à l’épreuve qu’on croit un exercice facile. Je n’ai donc pas voulu trop m’inspirer de ce que j’ai vu. Par ailleurs, l’emploi des presses est problématique. Chères, encombrantes, requérant des ajustements et la fabrication de matrices propres à chaque usage, c’est une technique bien trop lourde à mettre en œuvre à l’échelle individuelle. On peut par contre retenir la pertinence d’une cintreuse, versatile et peu coûteuse à fabriquer suivant certaines méthodes. Il faut néanmoins là encore une expérience propre à cette outil, pour anticiper les longueurs formées, leur extension par le cintrage. C’est fondamental si on a besoin d’usiner le tube avant le cintrage.
Une politique volontariste
On ne pourrait par parler du vélo en Colombie sans expliquer une raison centrale à sa popularité, celle de la place qui lui est donnée.
Bogotá notamment, est une ville aux très nombreuses pistes cyclables. C’est elle qui compte le plus de km de voies ou pistes cyclables d’Amérique Latine, parait-il. Il faudrait relativiser pour être juste. certaines voies sont largement utilisée par les piétons ou les échoppes dépassant leur limites légales, lorsqu’elles sont tracées sur des trottoirs. Leur qualité n’est pas toujours meilleures que celle des voiries ou des trottoirs en général, si bien que leur usage peut rester sportif ou aventureux. Malgré cela la densité de voies cyclables reste remarquable et louable.
En outre, une part conséquente des voies de circulation sur les axes majeurs de la ville est interdite aux voitures le dimanche en journée, et donc laissée aux mobilités actives. Très populaire, cette mesure rassemble de nombreux promeneurs et déambulateurs. à pédale, mais aussi en rollers, en trottinettes, ou encore des joggers.
Les politiques d’aménagement et de rénovation de quartiers sont tournées vers la convivialité et la lenteur, avec la multiplication des zones de rencontres, l’installation de bornes décorées et de plantes massives aux milieux de carrefours pour créer des îlots sans voitures en forçant celle ci à contourner la cuadra. C’est pour le moment limité à quelques quartiers bohèmes faisant office de projets pilotes, mais le succès de ces aménagements pourrait bien en faciliter la propagation.
On notera aussi que Bogotá a enfin, depuis septembre 2022, son propre système de vélo en libre service. Cela fait longtemps que le service de mobilité de la ville bataillait pour cela, je ne me rappelle pas des facteurs de blocage, à part le financement. Une entreprise brésilienne semble parier sur sa rentabilité sans subvention importante sur ce marché, elle a le monopole et de nombreuses bornes disséminées dans la ville. J’ai eu en la matière des retours contrastés, mais ça représente une opportunité évidente pour initier, ou ré-initier une part des habitants aux joies et à l’utilité de ce mode de transport, à un prix raisonnable. (Avis aux voyageurs, il était en début 2023 encore impossible de se créer un compte pour utiliser ce service, sans la nationalité colombienne. Il faut sinon emprunter son compte à un habitant.)
Et les transports en communs ?
Pour ceux que a intéresse, il y a aussi de nombreux bus et des rêves de métro à Bogotá. Il y a même eu des trains urbains, des tramways, et aussi des trolleys vendus par l’union soviétique. Le Musée de Bogotá relate aussi rapidement l’histoire des transports en communs de la ville, et de leur percussions réciproques avec l’histoire politique nationale.
Le « Transmilenio » désigne le réseau de bus sur les axes majeurs. Avec ses voies exclusives au milieu des boulevards, il semblent une solution efficace à une ville longiligne et trop souvent embouteillée par les voitures. Outre le gain de vitesse dû aux voies exclusives, ce système a le mérite d’ôter aux voitures de l’espace sur les voies principales, et donc d’en décourager l’usage. C’est un aspect important et connus de tous les aménageurs compétents, le désengorgement par la création de nouvelles voies pour véhicule particulier ne fait que repousser le problème pour l’accroître à terme.
D’autres bus prennent le relais pour alimenter les quartiers loin de ces axes, sans voies exclusives, et constituent la partie « capillaire » du système de transport public.
Si ce système est efficace, il n’est pas suffisant, au regard de la taille de la ville. Les heures de pointes restent problématiques, et les heures perdues dans les bouchons très importantes.
Pour y répondre, les projets de métro semblent sans fin dans la ville. On en parle depuis 50 ans au moins dans les sphères de pouvoir. Les projets sont sans fin, mais leur réalisations encore bien modestes. La question de la proportion des voies de métro aériennes ou souterraine relève à la fois du débat architectural, géologique, et de la polémique politique, puisque le clivage recouvre des luttes partisanes et électorales. Si tout n’est pas tranché, les ouvrages semblent néanmoins enfin entamés.
C’est toujours très enrichissant de voyager. On relativise, on apprend à apprécier, par contraste, des choses qu’on connaissait, qui nous semblaient évidentes ou acquises, d’autres choses qu’on découvre avec une fraîcheur teintée d’enthousiasme.
Sur les questions cyclistes, c’est encore la créativité colombienne qu’on retient et admire. C’est souvent la seule nécessité qui fait raison. Mais on peut tout à fait apprécier l’ingéniosité, le savoir-faire vernaculaire, le système D, sans en louer les causes, comme une culture peut survivre à sa genèse.